Patrick Tosani
Patrick Tosani à Octave Cowbell
En concertation avec l’artiste, quatre photographies ont été retenues pour figurer dans l’exposition monographique qu’Octave Cowbell consacre, durant l’été 2012, à Patrick Tosani.
Le format imposant des pièces et la dimension modeste du lieu limitaient forcément ce choix. Mais il s’agissait aussi, et surtout, de répondre aux exigences d’une proposition artistique particulièrement dense et singulière. On ne traite pas Tosani par dessous la jambe ! D’abord, parce qu’il s’agit d’un très grand nom de la photographie ; ensuite, parce que tout son travail est synonyme de précision physique et de rigueur conceptuelle. Dans le corpus tosanien, chaque image possède ses propres règles et sa propre méthode....
En apparence, le propos est simple ; on pourrait dire, élémentaire : un sujet par photo, une idée par série. L’artiste fait tout pour faciliter la lecture de ce qu’il donne à voir. Mais, bien sûr, cette apparence de simplicité dérobe en fait de grands mystères : l’obsession d’un objet, la profondeur de sa repré- sentation.
En l’occurrence, les quatre images (trois + une) retenues dans l’exposition présentent un point com- mun qui est le rapport à la matière liquide. L’eau, dans le cas de la plus grande et de la plus ancienne (La troisième pluie, 1986), le lait, dans celui de cette étonnante série des Chaussures de lait I, II, III, (2002).
Je ne suis pas photographe, mais j’imagine que photographier des liquides pose, à la fois, des pro- blèmes techniques et esthétiques. La fluidité du modèle doit être traitée, d’une manière ou d’une autre. La pluie, par définition, ne reste pas en place ; sa transparence est agitée de mille traits scintillants. Quant au lait, bien que plus lent, ou plus placide, il a sa propre dynamique ; il s’étale et il déborde. Il tourne, même, ainsi que toute matière organique ! Les connotations mentales sont éga- lement très différentes. L’eau est vive et claire. Le lait est dense et nourricier. Tandis que l’objectif de l’appareil se focalise, que la vitesse de l’obturateur se règle, l’œil de l’artiste (c’est, du moins, ce que j’imagine) doit opérer un travail théorique, anticiper les réactions d’un celui qui sera, in fine, confronté aux images issues de tout ce processus.
De toute évidence, Tosani est quelqu’un de très précis, méticuleux. Son emprise sur la réalité de ce qu’il photographie semble totale. Pour autant, il ne présente jamais son sujet de façon naturaliste. Dans La troisième pluie, l’écran liquide se déploie comme une vaste chevelure dont chaque brin capte la lumière, avant de rebondir légèrement sur le sol où se forme une sorte de marre à la consis- tance étrange, presque visqueuse. Cette averse (qui est la pluie en soi et non la pluie en situation). On est devant une scène de pluie. Comme au théâtre, on assiste à un petit drame qui saisit, de façon synthétique, la vérité de l’élément qui est mis en scène.
À la transparence de la pluie, trois autres photos, de moindre taille, opposent l’opalescence d’un lait qu’on boit des yeux. Tosani est un grand coloriste. Certaines de ses prises de vue mobilisent une palette rutilante ; ce n’est pas le cas ici. La gamme des couleurs se déploie du très sombre (le cuir noir des souliers) au très clairs (le lait), dans une gamme où le gris (le sol où sont posés les souliers) et le beige (la poussière sur les chaussures) rappellent qu’il s’agit bien de photographies en couleur. Le grain des matières est merveilleusement modulé (du poudreux au ciré, du lisse au mouillé). Mais, on ne saisit pas tout de suite les enjeux formels de cette virtuosité somptueuse. Sans doute parce que l’on reste stupéfait devant l’étrangeté d’une situation invraisemblable. Remplir de lait des godil- lots plus ou moins usés (comme d’autres, dans un registre très différent, remplissent de champagne des escarpins de femme...) constitue le détournement troublant de certains clichés attachés au vêtement, à la nourriture, au genre, etc.
Le choc de ces images est très violent. Poétique. Surréaliste ?... Chacun pourra y aller de son petit commentaire. Mais la puissance de certaines images n’est-elle pas, précisément, de résister aux interprétations ? d’être plus fortes que le sens, jamais vraiment satisfaisant, qu’elles semblent, néanmoins, induire ? Les photographies de Tosani sont de cette espèce. Des énigmes éternelles, inoubliables.
Olivier Goetz
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